La question des déchets liés à l’industrialisation est un point sensible tout comme celle du gaspillage alimentaire tant ils représentent des chiffres conséquents ; sans comptabiliser les pertes de la production agricole, plus de 10 millions de tonnes de nourriture en France par an sont perdus. En France, des organismes comme l’Agence de l’Environnement et la Maîtrise de l’Energie, l’ADEME se mobilisent pour mettre en œuvre des solutions et défendre l’environnement. Celle des Projets Alimentaires Territoriaux (PAT), élaborés de manière concertée avec l’ensemble des acteurs de la filière agro-alimentaire d’un territoire, consistent à définir un cadre stratégique et opérationnel pour des actions partenariales dans le domaine de l’alimentation. Les PAT, portés majoritairement par des collectivités territoriales, ont pour but d’inciter les usages en faveur d’une alimentation locale, responsable, respectueuse de l’environnement et de bonne qualité. En effet, les circuits courts se sont développés et représentaient en 2010, 107 000 exploitants, soit 21% des exploitations françaises avec de fortes disparités régionales et 6 à 7 % des achats alimentaires en France.
Les circuits courts ont été reconnus comme favorisant la proximité (Cécile Praly&co, 2009) engendrant de nombreux bénéfices économiques et sociaux pour les producteurs et les consommateurs : par exemple, selon l’ADEME, de meilleures marges et une reconnaissance de son travail pour le producteur, une meilleure répartition de la valeur ajoutée, un renforcement du lien social, le maintien d’emplois locaux, un aspect pédagogique pour les consommateurs et leurs proches etc… Par ailleurs, la thèse Guillaume Le Borgne (2015) met en évidence les effets positifs d’une sensibilisation anti-gaspillage auprès du consommateur, celle d’Amélie Gonçalves en 2013 analyse la performance économique des circuits courts en étudiant les déterminants de la logistique de distribution et présentant des leviers d’amélioration. D’autres études comme la thèse en sociologie de Pierre Naves en 2016 montre qu’une relocalisation des circuits de distribution, correspond plutôt, en réalité, à une évolution des dynamiques de qualification, marquée par la stabilisation du « local » comme une nouvelle institution marchande.
L’usage des circuits courts selon lui, est stratégique permettant aux titulaires du gouvernement de conserver la mainmise sur la définition des enjeux légitimes à traiter, en particulier ceux relatifs aux modèles de développement agricoles à soutenir et encourager. Ces exemples illustrent le fait que les circuits courts se développent avec leurs limites. C’est pourquoi d’autres acteurs ont choisi de se saisir des déchets alimentaires comme matière première afin de limiter le gaspillage. C’est le cas de l’association HANDICAP TRAVAIL SOLIDARITE (HTS) qui valorise des invendus alimentaires collectés chez les producteurs, grossistes, Grandes et moyennes surfaces (GMS), boulangeries, Sociétés de restauration (SDR) en vue de les transformer en produits à destination de la consommation humaine et d’autres, pour la nourriture animale. C
ette activité a été renforcée par la loi de lutte contre le gaspillage alimentaire, adoptée à l’unanimité au Sénat (après l’avoir été dans les mêmes termes à l’Assemblée nationale). Elle oblige la grande distribution à distribuer les invendus alimentaires qu’elle jetait auparavant. Ce nouveau fonctionnement est étudié (Lucille Faucon, 2016) comme une innovation en France. Par ailleurs, l’objectif de HTS (existant depuis 2013) est de développer des actions permettant de créer et/ou de maintenir des emplois destinés aux personnes les plus lourdement handicapées. Ainsi, HTS croise une problématique sociétale (lutte contre le gaspillage) avec une problématique technico-industrielle (logistique et production agro-alimentaire) avec une autre sociale (l’emploi de personnes handicapées) relevant de l’innovation sociale (définition du CRISES).
En effet, l’innovation sociale est un processus social (Murray, 2010) à la fois dans son objectif et dans sa mise en œuvre qui, parmi ses nombreuses approches peut être définie comme « toute approche, pratique, intervention ou encore tout produit ou service novateur ayant trouvé preneur au niveau des institutions, des organisations ou des communautés et dont la mise en œuvre résout un problème, répond à un besoin ou à une aspiration ». Plusieurs chercheurs (Lévesque, 2005 ; Cloutier, 2003 ; Hubert, 2011) ont déterminé les différents domaines de l’innovation sociale. Selon Lévesque (2002) les innovations sociales sont des nouvelles valeurs et idées, qui à la fois rencontrent des besoins sociaux et créent de nouvelles interactions sociales (collaborations). Ce sont des innovations qui non seulement apportent de la valeur ajoutée, mais aussi qui renforcent la capacité d’action de la société (Hubert, 2011).
Telle est l’ambition de HTS qui a mis en place le projet Soli Food Waste visant à développer une filière – nationale puis européenne – de valorisation d’invendus alimentaires sur trois segments : 1) SoliPain qui porte sur la valorisation des pains invendus collectés en GMS, SDR et Boulangeries sous forme de pâtisseries (cookie, muffins), biscuits et chapelure pour l’alimentation humaine et des granulés pour l’alimentation des porcs. 2) SoliFruits qui porte sur la valorisation de Fruits et Légumes invendus collectés chez les producteurs et grossistes sous forme de soupes, confitures et compotes. 3) SoliViande qui porte sur la valorisation de viandes invendus en GMS (DLC courtes) pour les cuire/surgeler et les revendre à bas coût en épicerie solidaire. Soli Food Waste comprend également un volet de sensibilisation à la réduction de la production de ces déchets à destination des industriels et des particuliers assurés par un de ses partenaires. Soli Food Waste ambitionne de collecter/transformer/revendre ces produits en circuit court (moins de 15km autour de chaque lieu de transformation) et en visant le « zéro pollution » en particulier pour la collecte et la livraison. L’objectif est aussi de développer l’emploi (160 au total) pour des personnes en situation de handicap sur plusieurs sites.
HTS existe actuellement à Nantes et a élaboré une stratégie d’essaimage dans d’autres villes françaises et européennes. En effet, son projet Soli Food Waste a fait l’objet d’études de faisabilités techniques, économiques et réglementaires entre 2015 et 2017 et des pilotes à échelle réduite ont été réalisées en 2018. Le projet européen Life sollicité (2019-2023) correspond à la réalisation d’une démonstration à taille réelle du projet et à l’étude de l’extension du projet à au moins 4 entités dont 2 européennes (hors France) sur 4 autres secteurs géographiques. Ainsi HTS souhaite diffuser son mode de fonctionnement innovant. Une grande partie de la littérature se concentre sur le stade précoce de l’émergence d’une idée innovante (Tanimoto, 2012) alors que celle de la diffusion sociale a été moins étudiée bien qu’il s’agisse de l’application de cette idée (Windrum et al., 2016). C’est pourquoi nous souhaitons, par une monographie, étudier précisément comment HTS va essaimer son modèle et diffuser son innovation sociale et technologique. L’objectif est de vérifier si ce nouveau mode de fonctionnement, (la réduction de la production des déchets alimentaires avec une politique sociale forte et une haute qualité environnementale) est reproductible sur d’autres territoires avec de la création de valeurs. Car le projet Soli Food Waste ambitionne d’expérimenter une comptabilité universelle, c’est-à-dire à la fois économique, sociale et environnementale.
L’objet de la thèse est de contribuer au développement du concept d’innovation sociale en tentant de répondre à la question suivante : comment les innovations sociales dans la lutte contre le gaspillage alimentaire se diffusent-elles ? En quoi l’étude de la diffusion et de l’essaimage du modèle de HTS permet-elle d’enrichir la compréhension de la transformation des déchets ?
Dans cette thèse, nous concentrerons l’étude empirique au site existant d’HTS à Nantes ainsi que ceux qui s’ouvriront en France et en Europe (Bruxelles en Belgique, Italie, Espagne, etc.). Enfin, une conceptualisation et une modélisation permettront de comprendre les bonnes pratiques et les freins du projet de changement d’échelle de HTS. En nous appuyant sur les modèles existants de création d’activités basée sur l’innovation sociale et technologique que les chercheurs et ingénieurs impliqués dans le projet ont déjà construit (Billaudeau & Christofol), nous proposerons un modèle de diffusion d’innovation sociale de lutte contre le gaspillage alimentaire.
Bibliographie :
Lucille Faucon. Valoriser les produits invendus des grandes surfaces : quelles innovations possibles ?.
Sciences du Vivant [q-bio]. 2016. <dumas-01409795>
Amélie Gonçalves. La performance des organisations logistiques des circuits courts de distribution: une analyse des déterminants et leviers d’amélioration. Economies et finances. Université Lille 1, 2013.
Français. <tel-01176056>
Guillaume Le Borgne. Sensibilité du consommateur au gaspillage alimentaire: conceptualisation, antécédents, et conséquences. Economies et finances. Université Montpellier, 2015. Français. <NNT: 2015MONTD041>. <tel-01514924>
Cécile Praly, Carole Chazoule, Claire Delfosse, Nicolas Bon, Moïse Cornée. LA NOTION DE ” PROXIMITE ” POUR ANALYSER LES CIRCUITS COURTS. XLVIe colloque de l’ASRDLF, Jul 2009, Clermont-Ferrand, France. <halshs-00617164>
Tuomi M., Diffusion of social innovations across the Borders, Social Sector cooperation with the Republic Of Karelia, Dissertation en sciences Sociales et commerciales, Université de Finlande, 2012, Nº33.p.43.
Windrum P. et al., The Co-Creation of Multi-Agent Social Innovations : A Bridge Between Service and Social Innovation Research, European Journal of Innovation Management, 2016, op.cit, p.6.
Informations pratiques :
Ecole doctorale Université Bretagne Loire : Sociétés Temps et Territoires
Spécialité : Géographie Sociale
Laboratoire de rattachement : ESO-Angers UMR 6590
Le laboratoire support de la thèse offre des expertises de chercheurs spécialistes de la question alimentaire (C. Margetic) et de la catégorisation du vivant (V. Van Tilbeurgh). Plusieurs chercheurs d’ESO participent également au programme FRUGAL-FoRmes Urbaines et Gouvernance Alimentaires (http://projetfrugal.fr/presentation–du–projet/) qui est une Recherche-Action centrée sur l’analyse des enjeux systémiques liés à l’approvisionnement alimentaire de métropoles du Grand Ouest français et de Rhône-Alpes. Les ressources au sein d’ESO renforceront la compréhension du sujet et la réussite de la thèse.
Directeur de thèse : Emmanuel Bioteau
Co encadrement de thèse : Valérie Billaudeau & Hervé Christofol