Florence Jany-Catrice, présidente de l’AFEP (Association française d’économie politique) avec l’aval de son conseil d’administration publie dans Le Monde une Tribune que nous reproduisons volontiers.
L’essoufflement évident et l’effondrement en cours de notre modèle économique libéral financiarisé suscitent de plus en plus angoisse et sidération. La crise sanitaire récente jette une lumière crue sur son incroyable fragilité : il aura suffi d’un virus pour précipiter les économies européennes dans les affres d’un arrêt productif sans aucun précédent historique.
Cette chute extrêmement brutale dit énormément de notre monde et de la manière dont nous l’habitons intellectuellement. En premier lieu, le sacrifice des services publics, en particulier de santé, aux impératifs productifs marchands et industriels d’un autre âge se paie cash : on en connaissait le coût social, on en connaît maintenant le coût économique. Combien de vies et combien de milliards nous aura finalement coûté la volonté drastique de réduire la prévention en matière de santé, l’obsession de la tarification à l’acte et l’idéologie du zéro stock ?
Mais on doit aussi en second lieu mesurer l’effet « révélateur » du confinement : la redécouverte de la joie d’être ensemble, d’un autre rapport au monde, au temps, à la qualité de nos vies. Comme si brutalement le décor de théâtre du « toujours plus et plus vite », qui nous épuise et tue notre environnement naturel, avait glissé au pied de l’estrade. Chute effrayante, puisqu’elle s’accompagne, évidemment, en troisième lieu, d’un effondrement productif qui menace de manière violente les plus exposés d’entre nous, qui risquent désormais de rejoindre la cohorte grandissante des exclus.
La cécité des classes dirigeantes
Ce triple choc interroge notre dépendance intellectuelle aux logiques libérales et productivistes. Il suppose réflexion. « Rien ne sera plus comme avant », nous a dit, de manière extrêmement solennelle, notre président. Las, son premier acte a été de réunir un comité d’experts pour penser le monde d’après, une commission « d’experts sur les grands défis économiques » – dite commission « Blanchard-Tirole » –, qui doit proposer des politiques économiques efficaces face à trois défis mondiaux dans le contexte post-Covid-19, à savoir les inégalités, le climat et la démographie.
Un monde bâti autour de la « religion du capitalisme »
Est-il bien sérieux, dans ce monde d’après, de n’avoir en outre réuni que des économistes mainstream ? Notre monde est bâti, depuis des décennies, à partir de représentations libérales et productivistes justement portées par eux, et c’est ce dont il nous faut nous affranchir ! C’est un monde bâti autour de la « religion du capitalisme », selon l’expression de Walter Benjamin. Par quelle opération magique une réunion de cardinaux pourrait-elle donc conduire à la fin du catholicisme ? On risque, au mieux, d’avoir un nouveau pape.
Cette commission étonne par sa très forte homogénéité, par son entre-soi, revendiqué ouvertement par ceux-là mêmes qui l’ont composée. Il eût été indispensable, intellectuellement, de faire signe aux économistes critiques, souvent qualifiés d’« hétérodoxes » : la France en connaît de nombreux, mondialement connus ! Cela aurait été courageux….
A rebours d’une telle audace, le cénacle a été fermé à ceux-là mêmes qui étaient célébrés comme portant des idées nouvelles, témoins, nous disait-on, de l’ouverture de l’économie dominante à sa propre critique : la récente lauréate du Prix de la Banque de Suède Esther Duflo, une des très rares femmes à avoir été ainsi honorée, ou encore Thomas Piketty, emblématique chef de file d’une jeune garde des « French economists ».
Ouvrir cette commission aux citoyens et aux corps intermédiaires
Mais non, décidément non : il ne faut rien changer ! Rester entre dominants, entre hommes d’expérience, entre gens raisonnables… de cette raison qui nous a amenés là où nous sommes. Est-ce bien sérieux, enfin, de réunir encore et encore des « experts » entre eux ? L’élaboration d’un nouveau modèle de société viendra-t-elle d’un cercle composé de « sujets supposés savoir » pour tous les autres ?
Cette commission étonne par sa très forte homogénéité, par son entre-soi, revendiqué ouvertement par ceux-là mêmes qui l’ont composée. Il eût été indispensable, intellectuellement, de faire signe aux économistes critiques, souvent qualifiés d’« hétérodoxes » : la France en connaît de nombreux, mondialement connus ! Cela aurait été courageux….
A rebours d’une telle audace, le cénacle a été fermé à ceux-là mêmes qui étaient célébrés comme portant des idées nouvelles, témoins, nous disait-on, de l’ouverture de l’économie dominante à sa propre critique : la récente lauréate du Prix de la Banque de Suède Esther Duflo, une des très rares femmes à avoir été ainsi honorée, ou encore Thomas Piketty, emblématique chef de file d’une jeune garde des « French economists ».
Ouvrir cette commission aux citoyens et aux corps intermédiaires
Mais non, décidément non : il ne faut rien changer ! Rester entre dominants, entre hommes d’expérience, entre gens raisonnables… de cette raison qui nous a amenés là où nous sommes. Est-ce bien sérieux, enfin, de réunir encore et encore des « experts » entre eux ? L’élaboration d’un nouveau modèle de société viendra-t-elle d’un cercle composé de « sujets supposés savoir » pour tous les autres ?
La connaissance savante des experts académiques, élaborée dans son coin, même si elle est ouverte, critique et de bonne volonté, produira au mieux le modèle auquel la population aura à se conformer. Le monde d’après ne doit pas se construire sur la base d’une césure entre connaissance savante (académique, même pluralisée) et (mé) connaissance ordinaire du reste de la population, mais au contraire sur un continuum, avec des dialogues, des collaborations, des coconstructions.
La connaissance savante des experts académiques, élaborée dans son coin, même si elle est ouverte, critique et de bonne volonté, produira au mieux le modèle auquel la population aura à se conformer. Le monde d’après ne doit pas se construire sur la base d’une césure entre connaissance savante (académique, même pluralisée) et (mé) connaissance ordinaire du reste de la population, mais au contraire sur un continuum, avec des dialogues, des collaborations, des coconstructions.
Il faut donc ouvrir cette commission aux citoyens et-ou aux corps intermédiaires (associations, collectifs, syndicats, ONG, partis politiques) et laisser se construire, pour chaque problème, « le public pertinent » (comme disait le philosophe américain John Dewey, 1859-1952) ou « l’intellectuel collectif » (comme disait le sociologue Pierre Bourdieu, 1930-2002).
Recherche d’une réponse nouvelle
Les économistes rassemblés dans l’Association française d’économie politique (AFEP), comme on pouvait malheureusement s’y attendre, n’ont pas été contactés à l’occasion de la constitution de ce cercle d’experts, pourtant supposé être en lien avec un principe de concorde nationale. Pourtant, nous sommes profondément convaincus que le monde ne changera que lorsque nous changerons collectivement notre manière de l’appréhender.
Nous mettons un point d’honneur dans nos recherches et nos réflexions à appliquer les principes d’une ouverture au monde socio-économique et à l’ensemble des sciences sociales, en menant souvent des recherches sur le mode participatif d’une science ouverte et citoyenne.
Nous luttons pour ne pas réduire les membres de la société à des Homo œconomicus dont on pourrait décrire les lois de comportement en extériorité, et les considérons d’abord et avant tout comme des acteurs dotés de capacité cognitive et éthico-politique. Cette prudence, cette humilité nous entravent très fortement sur le plan académique : on sait comment Jean Tirole a pu mettre tout son poids pour s’opposer à une reconnaissance académique de ce que nos recherches représentent, les renvoyant tout bonnement à de « l’obscurantisme ».
La polémique qui s’en est suivie a fait long feu. Chacun aurait pu espérer qu’elle amène nos élites autoproclamées à plus d’humilité. Ce n’est visiblement pas le cas. Pourtant, changer notre regard, réinterroger nos pratiques, modifier notre épistémologie scientiste est une des conditions nécessaires pour espérer apporter une réponse durable à la crise, une réponse démocratique, une réponse nouvelle pour un monde où « rien ne sera plus comme avant ».