Timothée Duverger, maître de conférences associé à Sciences Po Bordeaux et membre du collectif d’animation de « La République de l’ESS » publie dans son blog sur Alternatives Économiques une contribution au débat intitulée Sans la République, l’ESS est impuissante et, sans l’ESS, la République est vide que nous reproduisons ici
Le « monde d’après » annoncé lors du premier confinement par les éditos, tribunes, appels, ou pétitions, s’éloigne de plus en plus à mesure que dure la crise du Covid-19. S’il apparaît aujourd’hui comme une chimère, un « autre monde » existe déjà bel et bien, incarné par l’économie sociale et solidaire (ESS).
Une autre économie
La loi Hamon de 2014 l’a reconnue. La définissant comme un mode d’entreprendre autant que comme un mode de développement, elle la fait reposer sur trois piliers :
- une gouvernance démocratique et participative à travers le principe « une personne = une voix » et l’association des parties prenantes,
- un but non lucratif avec la mise en réserve obligatoire et la limitation du partage des bénéfices,
- une recherche d’utilité sociale autour d’enjeux sociaux ou environnementaux.
Pesant plus de 10% des emplois en France et des millions de bénévoles, elle rassemble les coopératives, les mutuelles, les associations, les fondations et les sociétés commerciales dont les règles de fonctionnement les en rapprochent.
Entre les plans d’urgence et les plans de relance comme le reste de l’économie, l’ESS est désormais tout engagée dans la rédaction de sa déclaration politique : « La République de l’ESS » (https://larepubliqueess.org) à laquelle chacun peut contribuer sur une plateforme numérique.
Un projet économique
À la fin du XIXe siècle, l’un des principaux penseurs de l’économie sociale, Charles Gide, en appelait déjà à une République coopérative. Alors que l’interventionnisme de l’État n’en était qu’à ses prémices, il proposait une transformation de l’économie à partir de la conquête successive du commerce (coopératives de consommation), de l’industrie (coopératives de production) et de la terre (coopératives agricoles).
Avec l’ESS, la République descend dans l’entreprise, elle ne s’arrête plus devant ses portes. La citoyenneté n’est pas uniquement politique ou sociale, elle est aussi économique. C’est ce à côté de quoi est passée la loi Pacte dont l’entreprise à mission ne s’intéresse qu’aux externalités et non à la distribution du pouvoir et de la valeur, autrement dit à la propriété collective.
L’ESS est ainsi d’abord porteuse d’un projet économique. Elle défriche les besoins et les aspirations, expérimente des solutions et les diffuse par l’essaimage, l’apprentissage ou l’institutionnalisation.
Un projet politique
C’est aussi un projet politique. Le recours à l’idée républicaine n’est pas anodin. Il révèle la volonté de mettre fin aux tutelles en promouvant l’égalité, mais aussi de se dépasser, de faire des choses plus grandes que soi. Il renoue avec l’esprit quarante-huitard qui a politisé les initiatives ouvrières pour revendiquer le droit à l’association ou le droit au travail.
Alors que la République est le plus souvent assimilée à l’ordre, l’ESS porte l’idéal d’une République sociale et solidaire. C’est une économie au service de la conquête de droits.
L’ESS donne corps à la liberté de s’associer. Mise à mal par les restrictions imposées par la crise sanitaire au droit de réunion, cette liberté est fondamentale pour la vie démocratique, comme l’a démontré Tocqueville dans le récit de son voyage en Amérique.
La République serait incomplète si elle n’était pas aussi sociale. Les mutuelles ont joué un rôle crucial dans la mise en œuvre des assurances sociales, prémices de la Sécurité sociale. Les associations sont de la même manière la béquille indispensable de la solidarité nationale, tissant en particulier le lien social.
La République devient enfin solidaire quand elle prend en compte la solidarité écologique. Les associations environnementales mais aussi les coopératives impliquées dans la transition écologique inventent un autre modèle de développement préférant le bien-être territorial à la poursuite de la croissance infinie.
Un « autre monde » est possible, ce qu’illustre tous les jours l’économie sociale et solidaire. Mais, dans un contexte où l’État-providence occupe l’espace et cristallise les demandes, il serait illusoire de tout attendre de ses seules forces. L’entreprise, même sociale, sera incapable à elle seule de changer la société. C’est d’une alliance dont nous avons besoin. La République devra appuyer l’ESS autant que s’appuyer sur elle. Le plan de relance ne lui a accordé qu’1% des 100 milliards d’euros mobilisés. Il faudra aller bien plus loin pour réaliser l’ambition de la République sociale et solidaire en commençant par conditionner les aides économiques à des critères d’impact.
En paraphrasant Jaurès, nous pouvons affirmer que la République et l’ESS sont inséparables : sans la République, l’ESS est impuissante et, sans l’ESS, la République est vide.