Nous reproduisons, comme contribution au débat, un article de Gilles Fumey, ,enseignant-chercheur en géographie culturelle (Sorbonne Université, CNRS) publié par Libération, au titre évocateur Faut-il supprimer les écoles de commerce ?
Chaque été, des milliers d’étudiants gambergent pour préparer leur rentrée en école de commerce. Mais l’écho de l’article de Martin Parker dans le « Guardian » résonne toujours. Cet enseignement au business et à la finance n’a-t-il pas sa part de responsabilité dans la crise économique actuelle ?
Dans une tribune tonitruante, Why we should bulldoze the business school, datée du 27 avril 2018 parue dans The Guardian et accessible en français sur le blog de Paul Jorion, Martin Parker n’y va pas par quatre chemins : «Il existe 13.000 écoles de commerce dans le monde, c’est 13.000 de trop. Je sais de quoi je parle puisque j’ai enseigné dans ces écoles pendant 20 ans.»
L’avènement du « nouveau monde » d’après Covid-19, avec les séquelles de plus en plus lourdes d’une crise aggravée par le réchauffement climatique, pose un dilemme à de nombreux étudiants : faut-il intégrer une business school ? Les témoignages d’anciens étudiants parus après l’article du blog de Jorion sont accablants.
Capitalisme de meute
Parker parle de «supercherie» pour évoquer la déception des employeurs, des conservateurs qui considèrent les anciens de ces écoles comme des «arrivistes», les Européens se plaignant de la vulgarité du «business» américain, les radicaux pointant le «capitalisme de meute». «Beaucoup depuis 2008 ont avancé l’idée selon laquelle les écoles de commerces sont responsables dans l’avènement de la crise. » La question qu’on pose à nouveau en 2020.
Martin Parker s’étonne que les critiques à l’encontre des écoles viennent souvent des écoles elles-mêmes : enseignants-chercheurs se plaignant d’une «corruption par les doyens guidés par l’argent», par les professeurs se pliant aux attentes des clients, par les chercheurs lassés de publier pour satisfaire à la bibliométrie, par les étudiants espérant un diplôme qui permettra de récupérer l’argent qu’ils ont investi. Car «à la fin des fins la plupart des diplômés de toute manière ne deviendront pas des cadres de haut niveau mais occuperont des postes précaires de petits soldats travaillant dans des boxes à l’intérieur d’une tour aseptisée.»
Des dirigeants pratiquant la fuite en avant ?
On en convient : ces critiques viennent surtout de gens qui «ressentent un malaise, voire du dégout par rapport à ce qu’ils font». Ils s’étonnent que les écoles restent «indifférentes» au doute qui les assaillent, même si la géographie très mouvante de leurs associations qui rend illisible une carte des écoles de commerce en France d’une décennie à l’autre, témoigne, pour certains, d’un aggiornamento, pour d’autres d’une fuite en avant.
Des publications contre ces écoles sont pourtant violentes. Parker cite l’un d’entre eux évoquant «une machine cancérigène produisant des déchets inutiles et toxiques». Ou encore des titres tels que : «Contre le management». Les réponses sont partout identiques : on fait fleurir la «responsabilité» ou «l’éthique» alors que «les écoles n’enseignent qu’une forme d’organisation : l’encadrement gestionnaire du marché» fabriquant de faux héros qui affichent leurs performances en millions d’euros, sans craindre de montrer comment ils ont échappé à l’impôt (par la belle hypocrisie de «l’optimisation fiscale») ou vendu «une idéologie sous les habits de la science.»
En dépit de leur idéologie américaine, la première école a été créée à Paris en 1819 sur fonds privés. Le modèle a fait florès aux Etats-Unis et s’est mondialisé après 1950. Elles seraient plus de 13 000 écoles dans le monde, l’Inde en comptant à elle-seule 3000 qui seraient privées. Des milliards d’euros circulent ainsi au nom de cet enseignement du business[1].
Les lieux sont emblématiques d’une forme de pensée unique avec un recours constant aux slogans («We mean business»), aux images de mannequins, aux listes de diplômes longues comme des toges. Il sont feutrés, sont censés donner confiance. Mais grince Parker, l’argent des étudiants sert à faire des bénéfices (on se rappelle le scandale de la rémunération de Richard Descoings à Sciences Po qui s’est targuée de copier certaines business schools).
Qu’apprend-on dans les écoles de commerce ?
Selon la classe sociale, le genre, les origines ethniques, tout est très variable. Mais les programmes sont, pour Parker, assez «dissimulés» par des focus sur quelques personnalités importantes chez les intervenants. «Le contenu et la forme des enseignements sont telles qu’ils riment avec la pensée qui tient pour acquis que les vertus de l’encadrement du marché capitaliste représentent la seule vision du monde possible.»
Les liens entre le «caractère prédateur du capitalisme» avec ceux de dirigeants aux salaires démesurés sont établis. Ne comptent que les résultats sans parler de «viabilité, diversité, responsabilités» qui sont des «ornements». L’enseignement de la finance, dans l’article de Parker, renvoie aux critiques de Thomas Piketty[2] qui s’inscrit en faux contre l’idée que plus de concentration de richesses au sommet produit plus d’innovation et de croissance.
Martin Parker est violemment critique à l’égard du management des ressources humaines, fondé sur les théories de l’égoïsme rationnel. En laissant entendre que les humains sont vus comme des ressources technologiques, qui apprennent à ouvrir ou fermer des usines, mais pas négocier avec des syndicats («ce serait être partisan»). «L’éthique des affaires et la responsabilité sont des sujets de façade» qui n’entendent rien des relations économiques et sociales elles-même qui doivent être changées.
« L’accélération du commerce mondialisé, l’utilisation des mécanismes de marché et des techniques managériales, le développement des technologies comme dans la comptabilité, la finances et son fonctionnement ne sont jamais remis en cause. Il s’agit du récit progressif du monde moderne fondé sur la promesse technologique, le choix, l’opulence et la richesse.»
D’autres critiques émanent de l’utopie d’un monde agréable véhiculée par les écoles, alors ce privilège a un coût très élevé entraînant «des catastrophes environnementales, des guerres de ressources et des migrations forcées, des inégalités à l’intérieur et entre les pays, l’encouragement de l’hyperconsommation ainsi que des pratiques antidémocratiques persistantes au travail.»
D’où le vœu de Parker de renouveler les recherches, enseigner des formes d’organisation différentes et de prendre en compte toutes les critiques de ceux qui pensent que le capitalisme mondial emmène la planète à la destruction.
[1] En 2013, les vingt meilleures écoles de commerce coûtaient an moins 100 000$ (80 000€). En ce moment la London Business School fait campagne en proposant une inscription à 84 5000£ (96 000€) pour son MBA Pas étonnant dans ces conditions que la tendance continue à gagner du terrain.
Chaque été, des milliers d’étudiants gambergent pour préparer leur rentrée en école de commerce. Mais l’écho de l’article de Martin Parker dans le « Guardian » résonne toujours. Cet enseignement au business et à la finance n’a-t-il pas sa part de responsabilité dans la crise économique actuelle ?
Dans une tribune tonitruante, Why we should bulldoze the business school, datée du 27 avril 2018 parue dans The Guardian et accessible en français sur le blog de Paul Jorion, Martin Parker n’y va pas par quatre chemins : «Il existe 13.000 écoles de commerce dans le monde, c’est 13.000 de trop. Je sais de quoi je parle puisque j’ai enseigné dans ces écoles pendant 20 ans.»
L’avènement du « nouveau monde » d’après Covid-19, avec les séquelles de plus en plus lourdes d’une crise aggravée par le réchauffement climatique, pose un dilemme à de nombreux étudiants : faut-il intégrer une business school ? Les témoignages d’anciens étudiants parus après l’article du blog de Jorion sont accablants.
Capitalisme de meute
Parker parle de «supercherie» pour évoquer la déception des employeurs, des conservateurs qui considèrent les anciens de ces écoles comme des «arrivistes», les Européens se plaignant de la vulgarité du «business» américain, les radicaux pointant le «capitalisme de meute». «Beaucoup depuis 2008 ont avancé l’idée selon laquelle les écoles de commerces sont responsables dans l’avènement de la crise. » La question qu’on pose à nouveau en 2020.
Martin Parker s’étonne que les critiques à l’encontre des écoles viennent souvent des écoles elles-mêmes : enseignants-chercheurs se plaignant d’une «corruption par les doyens guidés par l’argent», par les professeurs se pliant aux attentes des clients, par les chercheurs lassés de publier pour satisfaire à la bibliométrie, par les étudiants espérant un diplôme qui permettra de récupérer l’argent qu’ils ont investi. Car «à la fin des fins la plupart des diplômés de toute manière ne deviendront pas des cadres de haut niveau mais occuperont des postes précaires de petits soldats travaillant dans des boxes à l’intérieur d’une tour aseptisée.»
Des dirigeants pratiquant la fuite en avant ?
On en convient : ces critiques viennent surtout de gens qui «ressentent un malaise, voire du dégout par rapport à ce qu’ils font». Ils s’étonnent que les écoles restent «indifférentes» au doute qui les assaillent, même si la géographie très mouvante de leurs associations qui rend illisible une carte des écoles de commerce en France d’une décennie à l’autre, témoigne, pour certains, d’un aggiornamento, pour d’autres d’une fuite en avant.
Des publications contre ces écoles sont pourtant violentes. Parker cite l’un d’entre eux évoquant «une machine cancérigène produisant des déchets inutiles et toxiques». Ou encore des titres tels que : «Contre le management». Les réponses sont partout identiques : on fait fleurir la «responsabilité» ou «l’éthique» alors que «les écoles n’enseignent qu’une forme d’organisation : l’encadrement gestionnaire du marché» fabriquant de faux héros qui affichent leurs performances en millions d’euros, sans craindre de montrer comment ils ont échappé à l’impôt (par la belle hypocrisie de «l’optimisation fiscale») ou vendu «une idéologie sous les habits de la science.»
En dépit de leur idéologie américaine, la première école a été créée à Paris en 1819 sur fonds privés. Le modèle a fait florès aux Etats-Unis et s’est mondialisé après 1950. Elles seraient plus de 13 000 écoles dans le monde, l’Inde en comptant à elle-seule 3000 qui seraient privées. Des milliards d’euros circulent ainsi au nom de cet enseignement du business[1].
Les lieux sont emblématiques d’une forme de pensée unique avec un recours constant aux slogans («We mean business»), aux images de mannequins, aux listes de diplômes longues comme des toges. Il sont feutrés, sont censés donner confiance. Mais grince Parker, l’argent des étudiants sert à faire des bénéfices (on se rappelle le scandale de la rémunération de Richard Descoings à Sciences Po qui s’est targuée de copier certaines business schools).
Qu’apprend-on dans les écoles de commerce ?
Selon la classe sociale, le genre, les origines ethniques, tout est très variable. Mais les programmes sont, pour Parker, assez «dissimulés» par des focus sur quelques personnalités importantes chez les intervenants. «Le contenu et la forme des enseignements sont telles qu’ils riment avec la pensée qui tient pour acquis que les vertus de l’encadrement du marché capitaliste représentent la seule vision du monde possible.»
Les liens entre le «caractère prédateur du capitalisme» avec ceux de dirigeants aux salaires démesurés sont établis. Ne comptent que les résultats sans parler de «viabilité, diversité, responsabilités» qui sont des «ornements». L’enseignement de la finance, dans l’article de Parker, renvoie aux critiques de Thomas Piketty[2] qui s’inscrit en faux contre l’idée que plus de concentration de richesses au sommet produit plus d’innovation et de croissance.
Martin Parker est violemment critique à l’égard du management des ressources humaines, fondé sur les théories de l’égoïsme rationnel. En laissant entendre que les humains sont vus comme des ressources technologiques, qui apprennent à ouvrir ou fermer des usines, mais pas négocier avec des syndicats («ce serait être partisan»). «L’éthique des affaires et la responsabilité sont des sujets de façade» qui n’entendent rien des relations économiques et sociales elles-même qui doivent être changées.
« L’accélération du commerce mondialisé, l’utilisation des mécanismes de marché et des techniques managériales, le développement des technologies comme dans la comptabilité, la finances et son fonctionnement ne sont jamais remis en cause. Il s’agit du récit progressif du monde moderne fondé sur la promesse technologique, le choix, l’opulence et la richesse.»
D’autres critiques émanent de l’utopie d’un monde agréable véhiculée par les écoles, alors ce privilège a un coût très élevé entraînant «des catastrophes environnementales, des guerres de ressources et des migrations forcées, des inégalités à l’intérieur et entre les pays, l’encouragement de l’hyperconsommation ainsi que des pratiques antidémocratiques persistantes au travail.»
D’où le vœu de Parker de renouveler les recherches, enseigner des formes d’organisation différentes et de prendre en compte toutes les critiques de ceux qui pensent que le capitalisme mondial emmène la planète à la destruction.
[1] En 2013, les vingt meilleures écoles de commerce coûtaient an moins 100 000$ (80 000€). En ce moment la London Business School fait campagne en proposant une inscription à 84 5000£ (96 000€) pour son MBA Pas étonnant dans ces conditions que la tendance continue à gagner du terrain.
[2] Fortunes de France, été 2020, Challenges, p. 92-93.
[2] Fortunes de France, été 2020, Challenges, p. 92-93.