Nous reproduions le texte publié par Hervé Defalvard dans l’Humanité le 27 juillet
Encore rares, les usages de l’expression « la société du commun » se répandent néanmoins peu à peu. On les rencontre dans le champ de la recherche du côté du coopérativisme des plateformes avec Michael Bauwens ou de la stratégie du commun avec Pierre Dardot. On les rencontre aussi dans le périmètre plus large de la société civile telle que Gramsci la définit. Par exemple, dans le pacte du pouvoir de vivre signé en mai 2019 par 19 organisations de l’économie sociale et aussi syndicales. Nous pouvons nous en réjouir car la société du commun exprime un nouvel horizon possible et désirable alors que, depuis quarante ans, nous vivons sous le règne du Tina (There Is No Alternative) qui a brûlé toute espérance ; l’augmentation du taux d’abstention aux élections en est un indice parmi d’autres.
« Dérives ou banalisations du commun rendent plus nécessaire que jamais non pas de donner la bonne définition du commun ou des biens communs, mais de baliser les contours de la société du commun à partir des réalités qui l’annoncent. »
Bien sûr, ce terme du commun est à la mode et certains de ses usages ne font que traduire la capacité connue du capitalisme à récupérer à son profit les marges et leurs critiques. Ainsi en est-il de l’ouvrage post-Nobel d’économie de Jean Tirole, dont l’intitulé Économie du bien commun est de l’ordre de l’imposture. Ou, plus récemment, lorsqu’une centaine de députés LaREM, plutôt que de créer un dixième groupe à l’Assemblée nationale, choisissent de créer une association En commun. Nous avons là l’aile gauche du macronisme si cela a un sens. Leur tribune met à toutes les sauces « en commun », qui ne dépasse pas le constat qu’une partie des français.e.s ont « en commun » de porter des lunettes. Bienvenue dans le degré zéro de la pensée à l’image de la loi relative aux femmes de ménage, qui est « le zéro absolu » des lois, comme l’a dit avec colère et à raison François Ruffin.
Ces dérives ou banalisations du commun rendent plus nécessaire que jamais non pas de donner la bonne définition du commun ou des biens communs, mais de baliser les contours de la société du commun à partir des réalités qui l’annoncent. Car si nous rêvons à partir de nos actes, il convient alors d’observer la myriade de manifestations concrètes des communs qui se produisent dans un processus ouvert avec des personnes qui se rassemblent dans une communauté, un réseau et choisissent d’y inscrire leurs actions individuelles parce que cela fait sens pour elles.
« Un faire commun autour duquel un réseau, un collectif se construit en passant par la mise en commun d’une ressource pour résoudre le problème de son accès, de son usage. »
Ces réalités ont des configurations multiples. Les unes sont de l’ordre des communs résurgents qui, autour de la mise en commun d’une ressource naturelle afin d’en garantir l’accès à toutes et tous, qu’il s’agisse de l’énergie durable, de l’eau potable, d’une forêt, d’une ZAD (zone à défendre – NDLR), luttent contre un contexte qui en dénie la possibilité même au nom du droit à la propriété absolue, privée ou publique. Très différents sont les communs du numérique et de la connaissance dont la communauté d’accès ou d’usage est le village global. Eux ont dû inventer un droit non propriétariste pour défendre l’open source et ainsi éviter les nouvelles enclosures des Gafam. Il y a également les communs urbains qui luttent pour l’occupation de lieux, certains abandonnés, d’autres marchandisés, afin là encore de garantir un usage pour tous de la culture ou encore de l’agriculture urbaine. Dans cette panoplie des communs, nous avons encore les communs sociaux pour lesquels l’emploi, la mobilité ou le logement deviennent des ressources pour lesquelles il convient de s’organiser collectivement pour en assurer concrètement l’accès à tous ici et maintenant. Enfin, les biens communs mondiaux comme l’air, l’eau, le patrimoine en font partie avec des premières initiatives de constitutionnalisation. Tous ces communs dans leur diversité manifestent un « commoning », c’est-à-dire « un faire commun » autour duquel un réseau, un collectif se construit en passant par la mise en commun d’une ressource pour résoudre le problème de son accès, de son usage.
« Alors que souvent, les communs et les « commoners » s’attachent à une ressource en particulier, l’intégrale des communs opère la systématisation des communs pour l’ensemble des ressources. »
Si ces réalités sont d’ores et déjà bien vivantes aux quatre coins de la planète, elles ne sont l’annonce d’une société du commun qu’à deux conditions qu’il leur reste à réunir : celle de produire l’intégrale des communs et celle de faire naître les institutions du translocalisme des communs. Expliquons-nous sur ces deux conditions.
Alors que souvent, les communs et les « commoners » s’attachent à une ressource en particulier, l’intégrale des communs opère la systématisation des communs pour l’ensemble des ressources auxquelles le choix de l’accès ou de l’usage commande la possibilité du bien-vivre pour les personnes : santé, éducation, culture, mobilité, activité, logement, alimentation, énergie, etc. Cela passe par un « habiter en commun », le milieu de vie qui n’associe pas d’ailleurs à ce commun que les humains mais aussi les non-humains. Les récentes expériences municipalistes en Espagne sont un premier essai en ce sens mais leur écueil vient bien souvent du défaut de la seconde condition.
« La voie est ici celle du translocalisme des communs. Plutôt que d’accepter comme environnement l’infrastructure capitaliste, il convient que la structure locale des communs se construise en lien avec des échelles extralocales. »
Car comme l’affirme Frédéric Lordon dans Vivre sans, pas de nouvelle société qui ne passe par l’échelle macro-institutionnelle, celle des institutions de la multitude, de la puissance du grand nombre. La voie est ici celle du translocalisme des communs. Plutôt que d’accepter comme environnement l’infrastructure capitaliste, il convient que la structure locale des communs se construise en lien avec des échelles extralocales, y compris mondiales, sinon le commun opère au mieux une soustraction du capitalisme mais pas son renversement. Et cette infrastructure translocale appellera alors de nouvelles institutions comme le Code Napoléon est sorti de l’infrastructure bourgeoise. Ce translocalisme est une stratégie de combat comme le collectif Douar Didoull le mena pour défendre l’usage de sa forêt bretonne en lien avec tous les collectifs du monde contre l’impérialisme des multinationales extractivistes.
Les expériences des communs sont porteuses d’une société du commun qui, en marchant à l’avenir sur ses deux jambes, sera aussi diverse que ses bases le seront.